CHAPITRE QUATRE

 

 

— On s’était plutôt bien débrouillés, commença maître James de Betton, dans le parloir aux boiseries, une heure plus tard, jusqu’à ce qu’on entre dans la forêt après Eaton. Elle est très épaisse, au sud de Leicester, mais bien entretenue, surtout si on tient compte de l’état des routes en ce moment. Cinq solides gaillards étaient avec nous, et on pouvait légitimement penser que si des ennuis se présentaient, on saurait s’en sortir. Deux ou trois malandrins en coquetterie avec la loi, à la recherche d’une aubaine, dans les fourrés, n’auraient jamais tenté leur chance auprès de nous, mais on a eu affaire à des clients très différents. D’abord, ils étaient une douzaine, armés de couteaux, de gourdins et d’épées. Ils avaient dû nous suivre en restant à couvert, histoire d’évaluer nos forces, et avaient placé deux archers devant nous, de chaque côté du chemin. Quand nous sommes parvenus au point le plus étroit il y a eu un coup de sifflet, on nous a tiré dessus et crié de nous arrêter. C’est Roger, de l’abbaye de Ramsey, qui conduisait. Il sait manier chevaux et voitures, mais avec les deux bandits qui avançaient sur lui, il n’avait aucune chance. Il a bien pensé leur envoyer un coup de fouet puis fuir avec le chariot, mais quel intérêt ? Avant de les avoir dépassés, nous aurions été transpercés. Nous étions encerclés.

— Dieu soit loué ! Vous êtes encore en vie pour nous raconter tout cela, dit l’abbé avec ferveur. Tous vos compagnons sont vivants, n’est-ce pas ? Les pertes subies ne sont pas irréparables, une vie humaine, c’est tout autre chose.

— Nous avons tous été brutalisés, rétorqua maître James. On ne les a pas laissés agir en se croisant les bras ! Martin a goûté de leur bâton et on l’a jeté, évanoui, dans les fourrés. Quelques bandits conservent un souvenir cuisant du fouet de Roger, avant qu’ils ne le terrassent et ne l’attachent avec la lanière. Ils étaient deux fois plus nombreux que nous, armés de surcroît, et voulaient nous tuer. Mais c’est surtout les chevaux qui les intéressaient. Trois seulement en avaient, les autres étaient à pied. Ils n’ont pas craché non plus sur le chariot, le leur étant en piteux état. Ils nous ont flanqué une correction, nous ont laissés sur place et ils ont filé à toute vitesse à travers la forêt en direction du sud. Du chargement, plus trace. Quand je leur ai couru après, suivi du petit Payne, ils m’ont décoché une flèche qui m’a éraflé l’épaule. Regardez la marque ! On a été forcé de se replier, après avoir récupéré Martin et Roger. Nicol aussi s’est bien défendu, malgré son âge. Il a pu garder la clé du coffre, mais ils l’ont jeté à terre et fouetté. Qu’est-ce qu’on pouvait faire de plus ? On ne s’attendait vraiment pas à tomber sur une bande armée, si près de Leicester, en outre.

— Vous avez parfaitement accompli votre devoir, déclara l’abbé fermement. Je regrette seulement que vous ayez été soumis à cette épreuve, et je ne puis vous dire à quel point je suis heureux de vous voir vivants. Les choses auraient pu tourner beaucoup plus mal. Reposez-vous ici un jour ou deux, le temps de panser vos plaies. Je me demande qui étaient ces brigands, si nombreux, si bien armés. A quoi ressemblaient-ils ? A des vagabonds sans feu ni lieu, poussés par la misère ?

— Oh ! non, père, protesta maître James du fond du cœur. Je n’ai encore jamais vu de pauvres diables aussi bien habillés que chaussés, et portant des armes dignes de la garde d’un baron.

— Ils ont filé vers le sud, c’est bien cela ? intervint Cadfael, s’interrogeant sur ces bandits si bien équipés, à l’exception des chevaux.

— Vers le sud-ouest, corrigea le petit Martin. Et avec le diable à leurs trousses, apparemment.

— Pour se mettre à l’abri des gens du comte de Leicester, hasarda Cadfael. S’il leur met la main dessus, c’en est fait d’eux. Il doit s’agir des coupe-jarrets de Geoffroi de Mandeville, qui cherchent un endroit sûr, maintenant que le roi a repris les Fens. Ils se sauvent en tous sens, et on les pourchasse partout. Ils ne tiennent sûrement pas à s’attarder sur les terres de Leicester.

Cette opinion provoqua un murmure d’assentiment dans l’assemblée. Aucun malfaiteur, aussi stupide soit-il, ne voudrait traîner ou conduire ses affaires sur un territoire contrôlé par un baron aussi puissant que Robert Beaumont, comte de Leicester. C’était le plus jeune des jumeaux Beaumont, dont le père se nommait également Robert.

Il avait toujours compté au nombre des plus fermes soutiens du vieux roi Henri et ses fils, à leur tour, s’étaient révélés aussi efficaces pour appuyer le roi Etienne. Peu avant sa mort, le père possédait le comté de Leicester, en Angleterre, et en France, Beaumont, Brionne, Pont-Audemer, en Normandie, en plus du comté de Meulan. A sa mort, le premier-né des jumeaux, Waleran, avait hérité des terres de France et de Normandie, et le « cadet », Robert, du titre anglais.

— Il n’est certainement pas homme à tolérer chez lui des voleurs et des bandits, acquiesça l’abbé. Qui sait ? Il peut encore les arrêter avant qu’ils ne sortent de sa juridiction et ainsi, on arrivera peut-être à récupérer quelque chose. Pour en revenir à votre aventure, maître James, que sont devenus vos compagnons ? Où sont-ils en ce moment ?

— Eh bien, seigneur, quand nous sommes restés seuls – et je crois que si les bandits n’avaient pas été aussi pressés de détaler, ils n’auraient laissé aucun survivant susceptible de témoigner contre eux –, on a commencé par soigner les plus mal en point, ensuite on a discuté et on a décidé d’avertir Ramsey et votre abbaye. Nicol, qui savait que le sous-prieur Herluin serait à Worcester, a tenu à aller le rejoindre pour le mettre au courant. Roger devait rentrer à Ramsey ; le petit Payne, lui, a choisi de l’accompagner. Martin serait bien allé avec eux, mais comme je ne tenais pas trop sur mes jambes, il a préféré ne pas me laisser entreprendre le voyage seul. A présent, j’ai bien l’intention de ne plus bouger d’ici, cette aventure m’a dégoûté à tout jamais d’aller voir le monde.

— Je ne vous le reproche pas, reconnut l’abbé, avec un sourire en coin. Donc, à l’heure qu’il est, Ramsey et Worcester devraient, en principe, être avertis. A moins qu’il n’y ait eu d’autres embuscades du même genre en route. Dieu nous en préserve ! Hugh Beringar est peut-être déjà à Worcester, et ainsi il sera mis au courant tout de suite. Si on parvient à retrouver la trace de notre charrette et de nos chevaux, tant mieux ! Sinon, nous pouvons remercier Dieu d’avoir épargné la vie de cinq personnes.

Jusqu’alors, Cadfael s’était abstenu de rendre compte de sa mission, car il y avait plus urgent, ainsi qu’en témoignait le récit des survivants de la forêt de Leicester, mais maintenant, il jugea bon d’intervenir.

— Je reviens de Longner, père, sans avoir appris grand-chose, car aucun des deux convoyeurs n’avait remarqué quoi que ce fût de particulier. J’ai cependant l’impression qu’il y a un autre objet, singulièrement précieux, à avoir disparu avec la charrette : le reliquaire de sainte Winifred, car je ne vois vraiment pas comment il aurait pu sortir de la clôture autrement.

— Vous semblez très affirmatif, prononça l’abbé après lui avoir adressé un long regard pénétrant. Je crois voir ce qui vous amène à cette conclusion. Vous avez parlé à tous ceux qui ont pris part aux événements de la soirée.

— A une exception près, père. Il reste une personne à voir, un jeune homme d’un hameau du voisinage, venu aider les deux charretiers. Eux, je les ai vus. A les en croire, le troisième homme a été rappelé dans l’église par l’un d’entre nous, à la fin de la journée. Il avait besoin d’un dernier coup de main. Le travail accompli, il a raccompagné le jeune homme et a souhaité bonne nuit à tous. Ils ignorent si quelque chose a été chargé dans la charrette qui partait pour Ramsey. Mais ils étaient pressés et ne s’intéressaient qu’à leur travail. Je ne peux pas prouver qu’un objet, d’une façon illicite, a été mis à bord de la charrette sous le couvert de la nuit. Mais je ne vois pas d’autre possibilité.

— Vous voulez continuer dans cette voie ?

— Avec votre permission, j’irai voir le jeune Aldhelm.

— Cela me paraît indispensable. Et ce moine, qui a rappelé ce jeune homme, savent-ils qui c’est ?

— Eh non, et ils ne pourraient pas le reconnaître. Il avait sa coule tirée sur le visage, et c’était la nuit. De plus, il est probablement étranger à l’affaire. Mais puisqu’il nous reste une chance, j’entends bien la courir.

— Si nous voulons récupérer notre bien, nous devons aller jusqu’au bout, dit Radulphe d’une voix lasse. Si on échoue, tant pis. Mais on aura au moins essayé. Tenez, au fait, lança-t-il, se tournant vers les deux rescapés, où cette embuscade a-t-elle eu lieu au juste ?

— Près d’un village appelé Ullesthorpe, à quelques milles de Leicester, répondit maître James.

Après ce long et laborieux trajet en direction de Shrewsbury, les deux hommes ne tenaient plus debout, et le vin chaud qu’ils avaient bu en soupant les avait assommés. Radulphe comprit qu’il était temps de mettre un terme à cette conférence.

— Allez prendre un repos bien mérité, leur conseilla-t-il, laissez agir Dieu et ses saints, qui ne se sont pas détournés de nous.

 

Si Hugh et le prieur n’avaient pas eu de bons chevaux et si l’intendant de Ramsey, plus très jeune mais obstiné, n’avait été forcé d’aller à pied, ils ne seraient pas arrivés à Worcester à une journée d’intervalle. Depuis la désastreuse rencontre d’Ullesthorpe, il avait fallu cinq journées à Nicol, qui traînait la jambe, pour traverser le pays et rallier son maître à qui il put rendre compte de la situation. Nicol avait du cœur, mais c’était une tête de mule. Il n’allait pas se laisser impressionner par quelques horions, ni se rendre sans combattre. S’il y avait moyen de poursuivre les malfaiteurs, Nicol entendait bien s’adresser aux autorités compétentes et obtenir gain de cause auprès de ceux qui détenaient l’autorité dans la région.

Hugh et le prieur étaient arrivés au prieuré en fin de soirée. Ils avaient présenté leurs respects au prieur et assisté à vêpres en hommage aux saints fondateurs de la maison, Oswald et Wulstan. Après seulement, ils avaient raconté à Herluin et à ses confidents tout ce qui concernait la disparition, quelle qu’en soit la cause, du reliquaire de sainte Winifred. Hugh fut très attentif à la façon dont les auditeurs accueillirent cette nouvelle. Mais il ne vit rien à dire contre Herluin qui, sans démonstration excessive, prit la chose très à cœur. S’il avait poussé des « oh » et des « ah » d’étonnement, sa sincérité aurait pu être mise en doute, mais Herluin se contenta de reconnaître qu’il n’y a rien de pire que la panique, la confusion et l’affolement pour retrouver un objet disparu. Il était sûr que ce qui avait été égaré serait retrouvé, dès que l’on aurait abandonné des recherches désordonnées et qu’on aurait pris le temps de réfléchir calmement. Ce qui impressionna également, ce fut son intention de repartir incontinent pour Shrewsbury afin d’aider à clarifier la situation, bien qu’apparemment il comptât plus sur son autorité naturelle pour mettre un terme au chaos, car il ne semblait pas avoir véritablement de solution pratique au problème tel qu’il se posait. Il n’était pas à l’église quand on avait déménagé la châsse en catastrophe, préférant sauvegarder sa dignité et rester dans les appartements de l’abbé, à l’abri de la montée des eaux. Non, il ne savait pas qui s’était approprié le reliquaire de sainte Winifred, mais il se rappelait l’avoir vu pour la dernière fois lors de l’office du matin.

Tutilo, muet, frappé de stupeur, secoua sa tête auréolée de boucles folles et ouvrit tout grands ses yeux d’ambre en apprenant ce qui s’était produit. Quand il reçut la permission de parler, il expliqua qu’il était à l’église pour aider au déménagement. Il s’était contenté d’obéir aux ordres qu’il avait reçus, et n’avait aucune idée de l’endroit où la châsse pouvait se trouver en ce moment précis.

— Les choses ne sauraient s’arrêter là, décréta Herluin d’un ton on ne peut plus majestueux. Dès demain, nous rentrons avec vous à Shrewsbury. Elle ne doit pas être loin, nous la retrouverons.

— Après la messe de demain, décida le prieur Robert d’un ton ferme, pour bien montrer son autorité en tant que représentant de Shrewsbury, nous nous mettrons en route.

Ce qui serait certainement arrivé, si Nicol n’était pas survenu sur ces entrefaites.

Les chevaux attendaient, tout sellés. On avait salué le prieur et ses ouailles, Hugh allait prendre sa bride quand Nicol se présenta au portail, tout sale, le visage marqué, mais résolu, s’appuyant sur un bâton qu’il s’était taillé dans la forêt. Herluin le vit, poussa un cri étouffé, plutôt dû à la contrariété qu’à la surprise ou l’inquiétude, car son intendant aurait dû être alors à Ramsey après avoir remis les trésors qu’il avait sous sa garde. Il n’empêche que sa présence en ces lieux, quelle qu’en soit la raison, n’annonçait rien de bon.

— Nicol ! s’écria Herluin, imposant silence à son irritation première en constatant que ses projets allaient être compromis. Que faites-vous ici ? Pourquoi n’êtes-vous pas à Ramsey ? Je pensais pouvoir vous accorder une confiance totale. Pourquoi n’avez-vous pas remis ce qu’on nous avait donné ? Que s’est-il passé ? Où est le chariot ? Et vos compagnons, où sont-ils ?

Nicol respira un grand coup et se lança dans le récit des événements. Quand il eut terminé, après avoir informé son maître que les agresseurs avaient eu un blessé dans leurs rangs, il referma la bouche d’un coup sec, fixant Herluin d’un regard glacial. Il s’estimait provoqué et il était disposé à livrer bataille.

La charrette de l’abbaye avait disparu, avec un attelage de deux bons chevaux, le bois de Longner s’était envolé et, pour couronner le tout, le coffre contenant les dons amassés pour la reconstruction de Ramsey était tombé dans l’escarcelle de bandits de grands chemins ! C’était complet ! Robert émit un sifflement involontaire. Quant à Herluin, il poussa un cri où s’exprimait toute sa déception et clama son indignation, de façon un peu incohérente, sous le nez de Nicol qui resta impassible.

— Espèce de bougre d’incapable ! Tout mon travail réduit à néant ! Moi qui pensais que je pouvais compter sur vous, que Ramsey pouvait compter sur vous…

Hugh posa sur l’épaule frémissante du sous-prieur une main apaisante et coupa court, assez cavalièrement, à ses jérémiades.

— Y a-t-il eu des blessés graves parmi vous ?

— Pas au point de ne pouvoir continuer leur route à pied, comme moi qui ai parcouru tous ces milles pour qu’on sache ce qui était arrivé dès que possible, rétorqua Nicol d’une voix qui ne tremblait pas.

— Et je vous en félicite ! s’écria Hugh. Dieu merci, il n’y a pas eu de victimes ! Quelle direction ont prise les autres après que vous avez décidé de nous rejoindre ici ?

Nicol le lui expliqua, ajoutant qu’ils devaient être arrivés si tout s’était bien passé.

— L’embuscade a bien eu lieu au sud de Leicester ? Pourriez-vous nous y conduire ? Mais non, se reprit Hugh, dévisageant l’homme attentivement : plus de première jeunesse, la cinquantaine passée, manifestement fatigué, marqué par sa longue route. Non, vous avez besoin de vous reposer. Mais nous, nous sommes frais et dispos, et aller à Leicester ou à Shrewsbury, c’est tout un. Donnez-nous le nom du village le plus proche, nous retrouverons bien les traces des bandits.

— On nous a attaqués dans la forêt, près d’Ullesthorpe, mais ils ont filé depuis belle lurette. Je vous le répète, c’est après les chevaux et la charrette qu’ils en avaient. Pour moi, ils fuyaient un endroit devenu trop dangereux pour eux, et croyez-moi, ils avaient le diable aux trousses.

— Si vous avez raison au sujet du chariot et de l’attelage, ils n’ont pas dû garder le chargement de bois. C’était un poids mort qui les retardait. Dès que vous avez été hors de vue, ils s’en sont débarrassés. Si votre trésor était bien caché sous le bois de taille, père Herluin, on pourra peut-être le récupérer.

Et si on a ajouté secrètement quelque chose au dernier moment, songea-t-il par-devers lui, qui sait si on ne le retrouvera pas aussi !

A l’idée de recouvrer ce qui lui avait été dérobé, Herluin, c’était merveille à voir, s’était repris, très digne, et son visage s’était éclairé. Nicol aussi, bien que plus discrètement. Ce qu’il espérait, lui, c’était prendre sa revanche sur les bandits qui l’avaient jeté à bas de sa charrette et qui avaient menacé ses compagnons de leurs arcs et de leurs flèches.

— Vous envisagez de les poursuivre ? interrogea-t-il, les yeux brillants. Alors, seigneur, je serai ravi de vous accompagner. Je connais l’endroit, je vous y conduirai droit comme une flèche. Le père Herluin est venu avec trois chevaux de Shrewsbury. Il n’a qu’à envoyer son serviteur là-bas. Moi, je prendrai le troisième cheval et je vous mènerai à Ullesthorpe au plus court. Je vous demande un instant pour m’humecter le gosier, avaler un morceau et je suis à vous.

— Vous allez tomber d’épuisement, objecta Hugh que cette véhémence bien compréhensible amusait beaucoup.

— Ah, vous croyez ça, seigneur ? Que je mette seulement la main sur un membre de cette fine équipe, et vous ne m’aurez jamais vu aussi bien de toute mon existence ! C’est moi qui avais été chargé de ce coffre, on a un compte à régler, eux et moi. J’ai toujours la clé, père Herluin, mais le coffre, je n’ai pas seulement eu le temps de le lancer dans les fourrés qu’ils m’avaient flanqué par terre, dans les ronces. Ce n’est pas difficile de voir les marques que ça m’a laissé. Et vous voudriez me laisser en dehors de tout cela ?

— Pas pour tout l’or du monde ! protesta Hugh, du fond du cœur. J’aime les gens qui savent ce qu’ils veulent. Allez, dépêchez-vous de vous procurer un bout de pain et un verre de bière. Vous serez notre guide.

 

Le bailli d’Ullesthorpe était un vieux renard de quarante-cinq ans environ, sec et nerveux, qui s’y entendait comme personne pour défendre non seulement sa position, mais également les intérêts de son village. Confronté à un parti qui penchait nettement en faveur de l’Église, il n’en jeta pas moins un regard appréciateur à Hugh Beringar et préféra s’adresser à la justice séculière plutôt qu’au bras régulier.

— Il y a du vrai là-dedans, seigneur ! On a découvert les lieux il y a quelques jours de ça. Il y avait eu des bruits comme quoi des hors-la-loi avaient traversé les bois, sans jamais s’approcher des villages, notez. Et puis voilà le maître charpentier et son compagnon qui nous racontent leur mésaventure. On les a aidés de notre mieux et remis sur la route de Shrewsbury. J’ai eu la même idée que vous, seigneur, au sujet de ce chargement qui ne pouvait que les freiner. Je vais vous accompagner. C’est à deux milles de là, dans la forêt.

Il garda le silence en les guidant dans un sous-bois épais, que traversait un unique sentier où des ornières profondes creusées par les roues d’un chariot étaient encore bien visibles çà et là sur le sol humide, même après un laps de temps aussi long. Les maraudeurs s’étaient contentés d’amener la charrette dans un bosquet relativement dégagé, de jeter par terre le tas de bois avant de s’enfuir avec le chariot. Hugh ne fut pas surpris de voir que la plupart des bonnes poutres avaient disparu ; seul le bois de taille, tout aplati, était encore là. Pas si bêtes, les villageois avaient trié et gardé ce qu’il y avait de mieux pour leur usage personnel, présent ou futur. D’ici peu, le bois de taille trouverait bien aussi à s’employer. Le bailli, qui ne quittait pas Hugh d’une semelle, lui jeta un coup d’œil méfiant et murmura, insinuant :

— Vous n’allez pas reprocher à de bons pères de famille de prendre – avec reconnaissance ! – ce que Dieu leur envoie ?

— C’était tout de même la propriété de l’abbaye de Ramsey, observa le sous-prieur, résigné, et s’efforçant de garder son sang-froid.

— En effet, père, mais seuls ceux qui ont discuté avec les gars de Shrewsbury le savaient. Les premiers qui sont arrivés venaient des essarts pris sur les bois, il y a quelques années seulement. Pour eux, c’était une véritable manne. Ils n’allaient pas laisser le bois pourrir sur place ! Ils n’ont vu ni le chariot, ni ceux qui l’ont conduit ici. De plus, le comte nous donne le droit de ramasser le bois mort, et celui-ci ne datait pas d’hier.

— Il vaut mieux qu’il serve à réparer un toit plutôt que de rester là. Non, il n’y a rien à leur reprocher, dit Hugh, en haussant les épaules.

Le tas de bois, qui avait été fouillé depuis un bon moment déjà, s’était d’abord répandu sur la piste forestière avant de rouler dans l’herbe et les buissons entourant les arbres. Ils l’examinèrent en détail, sans rien négliger, quand Nicol, qui était un peu à l’écart des autres, poussa un cri et plongea au cœur des taillis. Il se redressa, brandissant à la vue de tous le coffret qui avait contenu le trésor d’Herluin. Il avait été forcé et le couvercle était de guingois. Il le retourna et le secoua tristement, mais il ne contenait plus que quelques pierres et une poignée de feuilles mortes.

— Vous voyez ? Vous voyez qu’ils ne m’ont pas pris la clé, il aurait d’abord fallu me tuer. Mais ça ne les a pas gênés. Une dague sous le rabat, près du cadenas, et le tour était joué. Toutes ces aumônes, tout ce bon argent pour des ruffians et des traîne-savates !

— Je ne m’attendais pas à autre chose, prononça Herluin, non sans amertume, en lui prenant le coffre des mains pour voir les dégâts. Enfin, nous avons connu pire. Nous survivrons à cela aussi. Il y a eu des moments où j’ai cru que notre maison ne se relèverait jamais. Ce n’est là qu’un obstacle de plus sur notre route. Nous tiendrons bon et respecterons notre serment contre vents et marées.

Hugh avait toujours pensé que les chances de récupérer le trésor étaient minces. Tout ce qu’avait donné Shrewsbury, soit par charité, soit par culpabilité, tout ce à quoi Donata avait renoncé, tout ce qu’elle avait abandonné sans regret, tout avait disparu avec les fuyards, dont il était bien difficile d’estimer s’ils étaient loin ou non à présent.

— Alors c’est tout, dit tristement le prieur Robert.

— Seigneur, souffla le bailli en confidence à l’oreille de Hugh, seigneur, on a trouvé autre chose dans le tas de bois et bien caché, je vous assure, sinon ces malandrins l’auraient découvert en mettant le chargement à bas, ou bien les premiers à venir se servir en poutres l’auraient vu, eux. Seulement voilà, il était complètement recouvert et on ne l’a sorti qu’en ma présence. Dès que je l’ai déballé, j’ai compris qu’il ne fallait pas y toucher ; en tout cas, pas nous.

Il avait réussi à capter l’attention générale et chacun le regardait fixement : Herluin et Robert s’obstinant à espérer contre toute logique, mais craignant d’être déçus ; Nicol intéressé, mais ne comprenant pas ce dont il s’agissait, car il n’était pas au courant de la disparition du reliquaire de sainte Winifred et donc de sa présence éventuelle à bord de la charrette. Tutilo resta modestement en arrière, tandis que ses aînés et supérieurs délibéraient. Il s’était même arrangé pour supprimer l’étincelle qui brillait dans ses yeux d’ambre, ce dont il était capable à volonté.

— Tiens donc ! Et qu’avez-vous trouvé ?

— Un cercueil, seigneur, à en juger par la taille. Pas bien grand, avec de belles décorations d’argent. Si mes suppositions sont exactes, il doit contenir quelqu’un de mince et de pas bien lourd. J’ai tout de suite compris que c’était quelque chose de tellement précieux qu’il pouvait représenter un danger. Je m’en suis chargé par précaution.

— Et ce cercueil, qu’en avez-vous fait ? intervint Robert qui commençait à exulter et se voyait rentrer triomphalement à Shrewsbury.

— Je l’ai porté à mon seigneur, puisqu’on l’avait trouvé sur ses terres. Je n’avais pas envie qu’un homme de mon village, ou des alentours, soit accusé d’avoir dérobé un objet de valeur. Le comte Robert réside en ce moment dans son château de Huncote, à quelques milles de Leicester. On le lui a apporté en lui expliquant comment nous l’avions eu entre les mains. Avec un tel gardien il ne risque pas grand-chose.

— Loué soit Dieu de nous avoir ainsi montré sa bonté ! murmura le prieur, dans l’extase. Je crois bien que notre sainte patronne, dont nous déplorions la perte, vient de nous être rendue !

Pendant un moment, Hugh imagina la tête de frère Cadfael s’il avait pu être présent pour apprécier l’ironie de la situation. Et pourtant, il avait bien fallu que la petite vierge et martyre et le pécheur invétéré se soumettent aux lois ordinaires qui régissent les humains. Après tout, Cadfael n’avait peut-être pas eu tort quand il avait évoqué « ce pauvre Colombanus ». Si seulement, songea Hugh, partagé entre le rire et l’inquiétude, si seulement Winifred a eu la délicatesse de garder le dessus de son reliquaire bien fermé, on va peut-être se sortir de cette situation sans provoquer de scandale. De toute manière, il n’y avait pas moyen d’échapper à la phase suivante de l’aventure.

— C’est parfait ! dit Hugh, avec philosophie. Il va donc falloir que nous allions à Huncote et que nous nous entretenions avec le comte.

 

Huncote était un village coquet, aux maisons serrées les unes contre les autres. Il y avait un moulin prospère, les champs étaient larges et verts, les terres labourables bien entretenues. Le village se tenait à l’écart de l’orée de la forêt, blotti autour du manoir dont la cour était entourée d’une muraille. Le corps d’habitation du château n’était pas grand, construit en pierre, avec une tour carrée aussi solide que le donjon d’une forteresse. A l’intérieur de l’enceinte, les étrangers qui entraient étaient immédiatement remarqués, et on s’approchait d’eux avec une vivacité qui venait probablement du fait que le comte en personne était là. Des palefreniers se présentèrent immédiatement pour prendre la bride des chevaux des nouveaux venus, et un page très alerte dévala l’escalier pour accueillir les visiteurs et s’enquérir de la raison de leur présence, mais un intendant plus âgé, qui sortait des écuries, le renvoya d’un geste. L’apparition de trois bénédictins dont deux étaient manifestement de haut rang, accompagnés de deux laïcs – un serviteur et un homme affirmant une autorité équivalente à celle des ecclésiastiques, mais visiblement séculière –, leur valut un accueil à la fois courtois et distant. Ici, on prodiguait à ceux qui se présentaient toutes les grâces de l’hospitalité, mais avant de se montrer plus chaleureux, on attendait de savoir à qui on avait affaire.

Dans un pays encore déchiré par les rivalités des deux prétendants au trône, où de nombreux seigneurs pensaient d’abord à se tailler un royaume à eux avant de choisir un camp, au détriment de l’Angleterre, les sages observaient les lois de l’hospitalité, ouvraient leurs maisons à tous, mais se gardaient bien de se montrer trop confiants tant qu’ils n’en savaient pas plus sur leurs hôtes.

— Seigneur, mes révérends pères, commença l’intendant, soyez les bienvenus. Je suis l’intendant du manoir de Huncote, propriété de mon seigneur Robert Beaumont. En quoi puis-je servir l’Ordre bénédictin et ceux qui voyagent en sa compagnie ? En quoi pouvons-nous vous aider en ces lieux ?

— En demandant au comte Robert, s’il est bien ici, d’accepter de nous recevoir. L’abbaye de Shrewsbury a perdu un objet de grande valeur que l’on aurait retrouvé, si mes renseignements sont exacts, dans des bois appartenant à votre maître. Le reliquaire d’une sainte, pour être plus précis. Le comte sera très vraisemblablement intéressé, car il a dû se demander ce qu’il avait entre les mains.

— Je suis le prieur de Shrewsbury, prononça Robert avec une dignité cérémonieuse, mais on lui prêta à peine attention.

L’intendant n’était plus tout jeune, et bien qu’on ne lui eût confié qu’une propriété mineure parmi les vastes possessions de Leicester, on voyait bien, à son regard brillant, qu’il avait la confiance de son seigneur et que le mystérieux cercueil si artistement décoré, qui avait atterri – Dieu sait comment – dans la forêt, à proximité d’Ullesthorpe, n’avait guère de secrets pour lui.

— Je suis le shérif du roi Étienne pour le comté du Shropshire, dit Hugh, et c’est aussi cette châsse que je recherche. Si elle est bien chez votre maître, saine et sauve, il s’est gagné les prières de tous les moines de Shrewsbury et celles de la moitié du pays de Galles.

— On ne se porte pas plus mal si on prie pour vous, surtout quand on ne s’y attend pas, dit l’intendant qui devenait plus courtois. Entrez, entrez, mes frères, Robin va vous montrer le chemin. Nous allons nous occuper de vos montures.

Un gamin, qui avait peut-être seize ans et qui semblait plein de vie, attendait, l’oreille aux aguets, le bon plaisir des hôtes. Il parut ravi qu’on ait besoin de lui. Peut-être était-ce le fils cadet d’un des vassaux de Leicester qu’on avait placé là pour aider à sa carrière. Et à en juger par son comportement, Hugh eut le sentiment que Leicester ne devait pas être un maître très dur, si on se conformait à ses exigences. Le garçon monta les escaliers quatre à quatre, le menton sur l’épaule, les couvrant d’un regard pétillant.

— Mon seigneur a quitté la ville quand on lui a signalé que des hors-la-loi étaient passés par ici, mais pour le moment, personne n’a pu trouver la moindre trace de leurs déplacements. Ils se sont sûrement mis à couvert sans tarder. Si vous avez une histoire extraordinaire à lui raconter, cela le distraira. Il a laissé la comtesse à Leicester.

— Et le reliquaire ? Il est ici ? questionna le prieur Robert, désireux de voir ses espoirs se confirmer.

— Si c’est bien l’objet auquel je pense, oui, père, il est là.

— Il n’a pas été endommagé ?

— Pas que je sache, répondit le garçon, qui ne demandait qu’à se rendre agréable. Mais je ne l’ai pas vu de près. Je sais que le comte a admiré le travail de l’orfèvre qui l’a décoré.

Il les laissa dans un cabinet privé aux murs recouverts de boiseries, et courut informer son maître de la présence de visiteurs inattendus. Moins de cinq minutes plus tard la porte de la pièce s’ouvrit sur le seigneur de la moitié du Leicestershire, d’une bonne partie du Warwickshire, de Northampton, et d’un grand domaine en Normandie que lui avait apporté son épouse, en tant qu’héritière de Breteuil.

C’était la première fois que Hugh le voyait et cette rencontre imminente l’intéressait au plus haut point. Robert Beaumont, comte de Leicester, comme son père avant lui, avait à peine dépassé la quarantaine. Large d’épaules, d’une taille plutôt au-dessus de la moyenne, avec des cheveux noirs et des yeux plus noirs encore, il était richement vêtu d’habits de couleurs sombres. Il avait l’air autoritaire, mais sans excès car c’était inutile, la chose allant suffisamment de soi. Il était rasé de près, à la mode normande, et laissait voir à tous un visage au front large, à l’ossature harmonieuse, une mâchoire fine, une belle bouche ferme, mobile, aux lèvres longues, dont les coins se relevaient légèrement et rappelaient l’étincelle de malice à peine visible qui brillait dans son regard. L’équilibre de sa silhouette et la fluidité de ses mouvements étaient quelque peu rompus par la discrète protubérance qu’il avait à hauteur d’une épaule. Oh, il n’y paraissait guère, suffisamment toutefois pour attirer d’une façon persistante l’attention de ceux qui ne le connaissaient pas.

— Seigneur, mes révérends pères, commença-t-il, votre visite tombe à point nommé, si Robin ne s’est pas trompé sur la raison de votre présence, car j’avoue avoir été plus d’une fois tenté d’ouvrir ce qui m’a été rapporté d’Ullesthorpe. C’eût été grand dommage, j’en conviens, de rompre des sceaux aussi délicats, et je suis heureux de m’en être abstenu.

Et moi donc ! songea Hugh in petto. Sans parler de Cadfael. Le comte avait une belle voix grave, agréable à l’oreille, mais la nouvelle qu’il venait de leur communiquer l’était encore plus. Robert fondit comme neige au soleil et devint tout à la fois gracieux et bavard. En présence d’un aristocrate normand d’une telle importance, Robert, qui était aussi normand, et malgré l’habit qu’il portait, et qu’il avait choisi, se rappelait sa propre hérédité, rayonnait comme s’il se pavanait devant un miroir.

— Si je puis m’exprimer au nom de Shrewsbury, seigneur, je parle de la ville et de l’abbaye, bien sûr, les mots me manquent pour vous dire notre reconnaissance en voyant dans quelles nobles mains sainte Winifred est tombée. Pour un peu, on croirait que c’est elle qui, d’une façon miraculeuse, a veillé sur ses propres affaires, de façon à se protéger, ainsi que sur celles de ses fidèles, dans cette situation périlleuse.

— En effet, on pourrait presque le croire ! acquiesça le comte dont la bouche sensible, expressive, s’incurva petit à petit en un sourire pensif. Si les saints ont le pouvoir de réaliser leurs souhaits comme ils l’entendent, alors oui, il semblerait que votre protectrice ait jugé bon de se tourner vers moi. J’en suis très honoré car je n’en mérite pas tant. Venez, venez, vous jugerez de la façon dont je lui ai ouvert ma demeure, et vous verrez qu’elle n’a subi aucun dommage. Je vous montre le chemin. Permettez-moi de vous héberger aussi longtemps qu’il vous plaira, au moins pour cette nuit en tout cas. Pendant le souper, vous me raconterez toute l’histoire et nous veillerons à satisfaire sainte Winifred de notre mieux.

 

A sa table, la chère était abondante, le maître de céans savait admirablement recevoir. Après son équipée fertile en rebondissements, la petite troupe ne pouvait pas trouver meilleur endroit pour se remettre de ses émotions. Malgré tout, durant le repas, Hugh demeura étrangement sur le qui-vive, comme s’il attendait qu’un événement fortuit se produise, qui redonnerait aux choses un tour nettement plus dramatique, au moment précis où le prieur Robert se voyait déjà tiré d’affaire. Ce n’était pas vraiment un sentiment d’inquiétude, ni une prémonition, mais plutôt une anticipation. Qu’est-ce qui allait bien pouvoir compliquer leur mission maintenant ?

A Huncote, le comte ne menait pas grand train, mais il y avait quand même dix personnes à la haute table, uniquement des hommes, puisque la comtesse et ses femmes étaient restées à Leicester. Le comte Robert plaça les deux dignitaires de l’Église à sa droite et à sa gauche, et Hugh près d’Herluin. Nicol s’était retiré à la place qui lui revenait, parmi les domestiques. Quant à Tutilo, silencieux, effacé, parmi une compagnie aussi choisie, il était au bout de la table, parmi les clercs et les chapelains, et même là, il évitait d’ouvrir inconsidérément la bouche. Il y a des fois où il vaut bien mieux savoir écouter attentivement plutôt que d’intervenir à tort et à travers.

— C’est vraiment une drôle d’histoire, conclut le comte, qui avait suivi avec une attention flatteuse le récit plein d’éloquence de Robert sur les liens qui unissaient Shrewsbury et sainte Winifred, depuis sa translation triomphante de Gwytherin à l’autel de l’abbaye, jusqu’à son inexplicable disparition pendant la crue. Il semble vraiment qu’elle ait quitté son autel sans aucune intervention humaine – en tout cas, vous n’en avez pas trouvé trace. Et à vous entendre, elle a déjà accompli des miracles. Serait-il possible, demanda le comte, se rapportant avec déférence aux connaissances plus poussées de Robert concernant le sacré, que pour une raison bien à elle, elle ait pu se transporter seule, miraculeusement, de l’endroit où vous l’aviez placée jusqu’ici ? N’a-t-elle pas jugé bon de se déplacer pour répandre ses bienfaits ailleurs ? A moins qu’elle n’ait senti une forme de désaffection là où elle était ?

A ces mots, le prieur se redressa, très froid, et son visage devint visiblement plus pâle, et pourtant la question avait été posée avec tout le respect, toute la gravité voulus.

— Si je m’aventure en terrain dangereux, reprenez-moi, suggéra le comte, qui avait remarqué la réaction de Robert, avec la soumission et la douceur d’un novice qui vient de se montrer présomptueux.

Tu parles que c’est ce qui s’est passé, tiens ! songea Hugh, gardant ses réflexions pour lui et observant avec plaisir un échange qui lui rappelait quelques-unes des prises de bec qu’il avait eues avec Cadfael, au début, où aucun ne voulait lâcher prise et rendait repartie pour repartie, ce qui avait cimenté leur amitié durable. Le prieur s’était peut-être rendu compte qu’on se moquait gentiment de lui, mais il n’était pas fou au point de chanter pouilles à un personnage de la stature du comte de Leicester. Et de toute manière l’autre bénédictin, avec son visage de carême, avait mordu à l’hameçon, lui. Le maigre Herluin s’était empressé de répondre avec un enthousiasme prudent d’où tout calcul n’était pas exclu.

— Même un laïc, seigneur, peut recevoir l’inspiration et prophétiser ! s’écria-t-il, s’efforçant de ne pas laisser libre cours à ce que l’on aurait aisément pu prendre pour un sentiment de triomphe. Mon frère le prieur a lui-même attesté sa capacité à réaliser des prodiges, et n’a-t-il pas affirmé sans ambages qu’aucun être humain n’a eu le reliquaire entre les mains ? Serait-ce trop s’avancer que de supposer que c’est sainte Winifred elle-même qui a emporté ses reliques dans le chariot à destination de Ramsey ? Ramsey, tellement mis à mal, honteusement dépouillé par des gens impies. Où pourrait-on avoir plus besoin d’elle, où l’honorerait-on mieux ? Où pourrait-elle réaliser miracles plus utiles que chez nous, qui avons été si maltraités ? Car, c’est à présent hors de doute, elle a bel et bien quitté Shrewsbury à bord de la charrette qui repartait, chargée de dons, pour notre abbaye si accablée d’épreuves. Si elle comptait se rendre chez nous pour nous apporter ses bienfaits, qui sommes-nous pour contester sa volonté ?

Eh bien, voilà, le comte était arrivé à ses fins, et le prieur et Herluin, pleins d’orgueil, tels des cerfs qui s’affrontent, tête basse, roulant des yeux furibonds, étaient prêts à utiliser toutes leurs forces pour écraser leur rival sans discussion possible. Mais le comte, comme s’il n’avait pas remarqué l’affrontement imminent, leva une main apaisante.

— Je ne suis pas compétent en la matière, et je ne voudrais pas proférer d’inconvenances. Car c’est certainement Shrewsbury qui l’a ramenée du pays de Galles, et c’est à Shrewsbury qu’elle a manifesté sa bonté, sans jamais répudier la dévotion qu’on y a pour elle. En pareille matière, loin de moi l’idée de trancher, je cherche seulement à y voir plus clair. J’ai émis une hypothèse, rien de plus. Si ce sont des hommes qui sont responsables de son transfert, mes propos sont nuls et non avenus, et tout devient clair. Mais tant qu’on ne sait rien…

— Nous avons toutes les raisons de croire que notre sainte patronne a établi sa demeure chez nous, prononça, indigné, le prieur Robert, impressionnant avec sa chevelure argentée. Nous l’avons toujours révérée. Chaque année, nous célébrons le jour de sa translation avec tout le respect qui lui est dû, et nous organisons des cérémonies pour sa fête. Le plus méritant d’entre nous, c’est elle qui l’a guéri de son infirmité, et depuis il s’est instauré son serviteur le plus dévoué. Je ne peux pas croire qu’elle nous quitterait de son propre gré.

— Pas pour vous causer le moindre tort, bien sûr, protesta Herluin, mais par compassion pour un monastère pratiquement ruiné, ne pourrait-elle pas se sentir poussée à intervenir ? Elle connaît votre générosité, elle sait bien que la grâce et la force de sa présence ne peuvent qu’ajouter à ce dont nous vous sommes déjà redevables. De toute manière, une chose est sûre, c’est avec mes hommes qu’elle a quitté votre abbaye, et c’est en leur compagnie qu’elle a pris la route de Ramsey. Expliquez-moi pourquoi, si elle n’avait le désir de vous quitter et de venir résider chez nous ?

— A ma connaissance, il n’est pas encore prouvé qu’il ne faille pas attribuer à une entremise humaine – en ce cas il s’agirait d’un vol impie et sacrilège ! – sa disparition de notre autel, rétorqua le prieur Robert, revenant aux données purement matérielles de cette affaire. A Shrewsbury, notre père abbé a donné ordre d’interroger tous ceux qui sont venus nous assister quand le fleuve a pénétré jusque dans l’église. Nous ignorons encore la teneur des témoignages recueillis, et ce qui a été découvert. Peut-être qu’à l’heure actuelle, on connaît la vérité, mais ici, on l’ignore.

Le comte s’était rassis, à l’écart des deux antagonistes, oublieux de sa responsabilité dans cette querelle, ne songeant qu’à maintenir la paix et la concorde dans sa maison. Son attitude était neutre, il voulait simplement éviter de prendre parti et veiller à ce que justice soit faite à la satisfaction de tous.

— Mes révérends pères, dit-il calmement, si je comprends bien, vous comptez de toute façon repartir ensemble à Shrewsbury. Qu’est-ce qui vous empêche d’oublier vos différends le temps que vous y arriviez ? Peut-être alors tout sera-t-il devenu transparent. Si le mystère reste entier, et que la main de l’homme continue à ne pas apparaître dans cette affaire, il sera toujours temps d’envisager un jugement rationnel. Mais nous n’en sommes pas encore là !

Avec un soulagement prudent, passablement dénué d’enthousiasme, ils acceptèrent ce compromis qui leur permettait au moins de remettre les hostilités à une date ultérieure.

— C’est vrai ! déclara le prieur, d’un ton plutôt froid. Nous aurions tort d’anticiper. A l’abbaye, on aura tout mis en œuvre pour découvrir la vérité. Nous attendrons donc d’en savoir plus.

— J’ai prié sainte Winifred de nous soutenir dans les difficultés que nous traversons, pendant mon séjour chez vous, insista Herluin. Il n’est certainement pas inconcevable qu’elle nous ait écoutés et pris en pitié… Mais vous avez raison, armons-nous de patience tant que nous ne disposons pas de toutes les données du problème.

Pour Hugh, il y avait plus de malice que de méchanceté dans l’attitude du comte, et il apprécia de pouvoir jouir du spectacle en tant que témoin. Pour Leicester, cette période de l’année était assez morne, privé qu’il était de ses femmes, mais il était aussi adroit à calmer le jeu qu’à semer le vent. Et maintenant, comment allait-il s’arranger pour distraire ses invités et leur offrir une soirée agréable ? Et, avec un soupçon d’embarras, il se souvint qu’il lui restait encore à ramener ces deux ambitieux à Shrewsbury sans leur laisser d’occasion de se sauter à la gorge.

— Il y a tout de même un petit point auquel nul n’a pensé, reprit le comte en s’excusant presque. Je ne voudrais pas provoquer de problèmes supplémentaires, mais je ne puis m’empêcher de suivre mon raisonnement jusqu’à sa conclusion logique. Si c’était véritablement sainte Winifred qui avait organisé son départ à bord de la charrette à destination de Ramsey, et si l’on admet que l’homme ne saurait contrarier les intentions d’un saint, il faut nécessairement en déduire que c’est elle qui a voulu ce qui s’est produit après… l’embuscade des hors-la-loi, les vols, le fait que les bandits se soient débarrassés de ce que la charrette contenait, donc du reliquaire, que mes gens ont trouvé et m’ont apporté. Il me paraît absolument évident, et à vous aussi, j’en suis sûr, que tout cela a été accompli dans l’intention de l’amener là où elle se trouve à présent. Si son but avait été de se rendre à Ramsey, cette embuscade n’aurait pas eu lieu, elle y serait allée sans encombre. Mais elle est venue se mettre sous ma protection. Je ne vois donc pas comment on pourrait affirmer que si elle a disparu de l’église de son propre chef, la suite des événements lui a échappé. Sinon, c’est la raison qui devient folle.

Ses deux voisins de table le dévisagèrent fixement, scandalisés, inquiets, assommés, réduits au silence, ce qui, en soi, n’était pas une mince réussite. Le comte les regarda tour à tour avec un sourire désarmant.

— Vous comprenez ma position. Si les religieux de Shrewsbury ont découvert les gredins, ou les imbéciles, qui ont déplacé la châsse, nous n’avons plus de raison d’argumenter. Mais si tel n’est pas le cas, avouez que ce que j’avance est logique. Je ne voudrais pour rien au monde, messieurs, m’instaurer juge d’une cause dont je suis partie, au même titre que vous deux. Je me soumettrai bien volontiers à un tribunal plus désintéressé. Puisque vous partez demain pour Shrewsbury, afin d’y ramener sainte Winifred, je serai ravi, c’est un rôle qui me revient, de vous escorter et de chevaucher en votre compagnie.

Le Voleur de Dieu
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